J’avais trente ans, elle, soixante. Elle était russe et bibliothécaire. Russe et excessive dans tous ses élans, les joyeux et les autres. Elle me racontait ses rêves, des rêves troublants qui m’ont hantée des jours, des années durant. Elle me vouvoyait et j’aimais me laisser bercer par son accent slave.
– « Depuis quelques temps, je vois des choses…des gens, des vieillards ! J’aime beaucoup les vieilles gens vous savez! Je parle à tous ceux que je vois même si je sais qu’ils ne sont pas vraiment là. Mais en même temps, je vous assure, ils sont là…ils existent dans ma tête ! »
Elle vérifiait du coin de l’œil comment je la suivais dans son récit, puis continuait :
– « Vous savez, je vois derrière ma maison des animaux qui mangent de l’herbe, et je ne comprends pas, parce qu’en même temps je sais qu’il n’y a qu’une ruelle d’asphalte et des vidanges et des voitures, sans le moindre brin d’herbe ! C’est comme si je vivais dans plusieurs mondes à la fois ! »
– « L’autre jour sur la rue, j’avais soif, terriblement soif. Un vieil homme s’est approché et m’a tendu une cruche. C’était du vin rouge et je n’aime pas le vin rouge. Alors, il m’a offert une autre cruche en me disant : « Bois, et ceci étanchera toutes tes soifs, absolument toutes tes soifs ! J’ai eu peur, j’ai reculé. « Non, non, vieil homme ! Si tu m’enlèves toutes mes soifs, que me restera-t-il ? Pourquoi, comment continuerais-je à vivre ? Je ne veux pas devenir un légume ! »
Entre le rêve et la réalité, ainsi allaient ses histoires que j'adorais!
Bohème, fantaisiste, très tchékovienne, Béatrice, se faisait aussi appeler Asya. Elle travaillait comme bibliothécaire dans une école de théâtre, une bibliothécaire qui classait, bichonnait ses livres avec rigueur et tendresse. Pour peu qu’elle perçoive de l’intérêt chez l’emprunteur de livres, moult remarques et recommandations accompagnaient chaque prêt. Imprévisible, il lui arrivait de s’emporter avec véhémence. Mise en confiance, elle parlait beaucoup, avec émotion, mais demeurait plutôt discrète sur les événements importants de sa vie. Avec le temps seulement, quelques informations ont filtré.
Elle avait fui l’URSS, puis l’Europe de la deuxième guerre pour finalement aboutir au Canada avec ses jumeaux, Igor et Dimitri. Tout en travaillant, elle avait fréquenté l’université et obtenu un diplôme de bibliothécaire. Elle était une femme généreuse, pleine de démesure, fascinante et parfois insupportable.
J’aimerais tant certains jours encore m’envelopper dans le grand châle mauve qu’elle m’avait tricoté, et l’écouter raconter ! Ou encore, cuisiner des montagnes de blinis et autres douceurs russes, comme lorsqu’elle m'avait recrutée en prévision d'un party.
– « Je veux faire une grande fête pour tout le monde que j’aime. J’ai besoin de votre aide mes petites filles ! Samedi, dans deux semaines, vous pourriez arriver le matin et m’aider à tout préparer ! » Comment aurions-nous pu refuser ? Béatrice Asya, se conduisait comme notre mère: conseils, surveillance, remontrances, petites attentions … et, toutes les exigences d’une mère.
Ce samedi-là en particulier, nous nous retrouvions chez elle. Un vaste appartement du vieux Westmount, sombre, encombré, exubérant comme sa propriétaire. Une propriétaire, ce matin-là, fébrile et quelque peu désorganisée ! Nous avions pris les choses en main, celles de la cuisine tout au moins. M’incombaient, la cuisson d’une quantité faramineuse de petites saucisses et la préparation d’un Everest de blinis! Il me sembla passer des heures à faire cuire les innombrables petites crêpes fourrées d’une farce délicieuse. Une autre s’affairait aux salades, aux autres plats. Asya nettoyait et décorait l’appartement avec un des jumeaux, Igor je crois, dont il fut décidé « qu’il était au moins aussi beau que le docteur Jivago ». Igor et sa mère suspendaient des guirlandes de toutes les couleurs, organisaient l’éclairage tamisé, préparaient les tables, les fleurs ! En fin de journée, épuisées et revêtues de nos plus beaux atours, nous nous sommes joints à la faune des amis d’Asya, comédiens, décorateurs, étudiants, artistes ! La seule personnalité d’Asya donnait le ton à la fête. Exultation, célébration, originalité ! Je garde souvenir d’un mélange excentrique de Fellini et de la Comédie Française saupoudré de l’univers de Michel Tremblay ! C’est tout dire !
Quelques jours après la fête, une Asya ravie, a remis à ses aides, d’immenses châles crochetés avec amour. Le mien était mauve, un vrai mauve bien mauve ! Pas vraiment ma couleur préférée, mais tellement baigné d’amour dans chacune de ses mailles. Aussi vaste, chaud et confortable que les bras d’Asya Béatrice, ma maman russe d’adoption ! Je m’y suis vautrée, réfugiée, confortée dans ce grand châle, au fil des événements et des rencontres. J’y ai réfléchi, fait des choix, ri et pleuré, parfois les deux à la fois, jusqu’à ce que les mailles n’en puissent plus et cèdent, fatiguées à leur tour de mes excès d’intensité.
1 commentaire:
C'est beau...
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